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mardi 24 septembre 2019
Le sociétal contre le social
Qui mieux que JeanClaude Michéa a déchiré le rideau de fumée mis en place au début des années 80 avec SOS Racisme dont la fonction était de masquer le virage libéral que venait de prendre Mitterrand ? Cette mise en avant du sociétal pendant que l'on détricote le social est toujours d'actualité aujourd'hui, bien que la technique soit largement éventée. Mariage pour tous, PMA, GPA, combats LGTG, égalité hommes-femmes, les sujets de polémiques sont légion et n'ont d'autres buts que de cacher les fins de mois difficiles, la désindustrialisation, le chômage de masse, le grand remplacement, en un mot la trahison des élites.
Voici une interview de celui qui, le premier, a théorisé le concept du sociétal contre le social :
Jean-Claude Michéa : « Il est grand temps de refermer la triste parenthèse politique de la gauche libérale »
Après un article rédigé par Michael C. Behrent sur sa pensée, le magazine américain Dissent publie un grand entretien du philosophe Jean-Claude Michéa. Celui-ci a été accordé en janvier 2019, alors que les gilets jaunes fêtaient leurs deux mois. Le gouvernement commençait à discréditer le mouvement et à le couper de ses bases populaires en pointant notamment la présence des « Black blocs » et de groupuscules d’extrême droite lors des rassemblements parisiens. Alors que Michael Behrent a décidé, avec l’accord de Michéa, de laisser de côté quelques passages risquant d’être incompréhensibles pour des lecteurs américains, notre site propose la traduction intégrale de l’entretien. Dans la 1ère partie, le penseur est revenu sur la critique du libéralisme et sur sa défense des Gilets jaunes. Dans cette 2ème partie, il développe sa critique de la gauche libérale.
Dissent :
La xénophobie et l’’intolérance sont en train de monter. Combattre le racisme, dans ce contexte, semble plus nécessaire que jamais. Je pense, par exemple, à cette critique du “privilège blanc” qui est très répandue chez les Américains progressistes. Pour vous, au contraire, l’antiracisme et les luttes sociétales symbolisent tout ce qui est faux dans le libéralisme culturel. Cette façon de voir ne risque-t-elle pas de délégitimer ces combats à un moment où ils semblent particulièrement nécessaires ?
Jean-Claude Michéa :
C’est effectivement sur cette question du racisme et de la défense des “minorités” (sexuelles ou autres) que le nuage d’encre répandu depuis des décennies par l’intelligentsia de gauche est devenu aujourd’hui le plus difficile à dissiper. Car il ne s’agit évidemment pas de “délégitimer” le moindre de ces combats dits “citoyens” (ne serait-ce que par fidélité à Marx qui, dans le Capital, rappelait déjà que « le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire reste stigmatisé et flétri »). Ce qui fait problème, en revanche, c’est la façon incroyable dont la nouvelle intelligentsia de gauche – sur fond, tout au long des années 1980, de néolibéralisme triomphant, de “guerre des étoiles” et de déclin irréversible de l’empire soviétique – s’est aussitôt empressée d’instrumentaliser ces combats (on se souvient par exemple du rôle décisif joué sur ce plan par Bernard-Henri Levy, Michel Foucault et les “nouveaux philosophes”) dans le but alors clairement affiché de rendre définitivement impossible tout retour de la critique socialiste du nouvel ordre libéral, critique à présent assimilée au “goulag” et au “totalitarisme” (et le fait que l’actuelle génération d’intellectuels de gauche ait été élevée dans l’idée que Marx était un auteur “dépassé” − combien ont réellement lu le Capital ? − n’a certainement pas arrangé les choses !). Le cas de la France me paraît d’ailleurs ici, une fois de plus, emblématique.
Plus personne n’ignore, en effet, que c’est bien François Mitterrand lui-même (avec la complicité, entre autres, de l’économiste libéral Jacques Attali et de son homme à tout faire de l’époque Jean-Louis Bianco) qui, en 1984, a délibérément organisé depuis l’Elysée (quelques mois seulement, par conséquent, après le fameux “tournant libéral” de 1983) le lancement et le financement de SOS-Racisme, un mouvement “citoyen” officiellement “spontané” (et d’ailleurs aussitôt présenté et encensé comme tel dans le monde du showbiz et des grands médias) mais dont la mission première était en réalité de détourner les fractions de la jeunesse étudiante et lycéenne que ce ralliement au capitalisme auraient pu déstabiliser vers un combat de substitution suffisamment plausible et honorable à leurs yeux. Combat de substitution “antiraciste”, “antifasciste” et (l’adjectif se généralise à l’époque) “citoyen”, qui présentait de surcroît l’avantage non négligeable, pour Mitterrand et son entourage, d’acclimater en douceur cette jeunesse au nouvel imaginaire No Border et No limit du capitalisme néolibéral (et c’est, bien entendu, en référence à ce type de mouvement “citoyen” que Guy Debord ironisait, dans l’une de ses dernières lettres, sur ces « actuels moutons de l’intelligentsia qui ne connaissent plus que trois crimes inadmissibles, à l’exclusion de tout le reste: racisme, anti-modernisme, homophobie »).
Or cette instrumentation cynique des différents combats dits “sociétaux” s’est révélée, à l’usage, doublement catastrophique pour la gauche. Sur le plan intellectuel, d’abord, parce qu’il est évident qu’une lutte pour “l’égalité des droits et la fin de toutes les discriminations” finira toujours par se voir récupérée et détournée de sons sens par la classe dominante dès lors que tout est fait, en parallèle (et comme c’est justement le cas de la plupart des associations “citoyennes”), pour la dissocier radicalement de toute forme d’analyse critique de la dynamique du capital moderne (et notamment de celle de Marx – aujourd’hui plus éclairante que jamais – sur les effets psychologiques, politiques et culturels du règne de la marchandise, cette « grande égalisatrice cynique »). Un peu, en somme, comme si on appelait à combattre le désastre écologique actuel – à l’image de cette jeune Greta Thunberg devenue, en quelques mois, la nouvelle idole des médias libéraux – tout en se gardant de dire un seul mot de cette dynamique d’illimitation qui définit de façon structurelle le mode de production capitaliste !
« À la différence des classes supérieures, pourtant si promptes à mettre en avant la mobilité transnationale et la tolérance aux autres, les classes populaires sont dans les faits beaucoup plus métissées et mélangées que tous les autres groupes sociaux. »
Et sur le plan pratique, ensuite, parce que les classes populaires n’ont évidemment pas mis longtemps à comprendre − dans la mesure où elles voyaient parfaitement que c’est, pour l’essentiel, la bourgeoisie de gauche (et notamment ses universitaires, ses journalistes et ses artistes) qui avait pris, dès le début, le contrôle de la plupart de ces nouvelles luttes “sociétales” − que les progrès réels que ces dernières allaient rendre enfin possibles (sous réserve, là encore, qu’on ne confonde pas l’émancipation effective d’une “minorité” avec la seule intégration de ses membres les plus ambitieux dans la classe dominante !) se feraient presque toujours sur leur dos et à leur frais.
Sous ce rapport, rien n’illustre mieux cette dialectique de l’émancipation régressive que l’élection de la nouvelle Assemblée nationale française de juin 2017. À l’époque, l’ensemble des médias avaient en effet salué avec enthousiasme le fait que jamais dans l’histoire de la République française, un parlement élu n’avait compté autant de femmes (près de 40 %) ni de députés issus des “minorités visibles”. Qu’il s’agisse là d’un progrès considérable sur le plan humain, je ne songe évidemment pas à le nier un seul instant. Le problème, c’est qu’il faut également remonter à l’année 1871 (autrement dit à cette assemblée versaillaise qui avait ordonné le massacre de la Commune de Paris – cette « Saint-Barthélemy des prolétaires » disait Paul Lafargue – sous la direction éclairée d’Adolphe Thiers et de Jules Favre, alors les deux chefs incontestés de la gauche libérale) pour retrouver une assemblée législative présentant un tel degré de consanguinité sociale (les classes populaires, pourtant largement majoritaires dans le pays, n’y sont plus “représentées”, en effet, que par moins de 3% des élus ; et, pour la première fois depuis 1848, on n’y trouve même plus un seul véritable ouvrier !).
Ce n’est donc pas tant parce qu’ils seraient “par nature” sexistes, racistes et homophobes que “ceux d’en bas” accueillent généralement avec autant de réticence les combats dits “sociétaux” (une récente étude sociologique sur Les classes sociales en Europe, parue en 2017 aux éditions Agone − montrait même qu’« à la différence des classes supérieures, pourtant si promptes à mettre en avant la mobilité transnationale et la tolérance aux autres, les classes populaires sont dans les faits beaucoup plus métissées et mélangées que tous les autres groupes sociaux« ). C’est bien plutôt parce qu’elles font chaque jour la triste expérience concrète de cette “unité dialectique” du libéralisme culturel et du libéralisme économique sur laquelle la gauche académique en est encore à s’interroger doctement. C’est, du reste, une des raisons pour lesquelles j’en suis venu à accorder, dans mes derniers livres, une importance pédagogique majeure à Pride, ce petit chef d’œuvre du cinéma politique britannique réalisé, en 2014, par Matthew Warchus.
Pride montre en effet de façon exemplaire que si le soutien apporté aux mineurs gallois du petit village d’Onllwyn, au cours de l’été 1984, par de jeunes militants socialistes du groupe londonien Lesbians and Gays Support the Miners a pu finalement réussir à modifier de façon aussi efficace le regard de ces mineurs sur l’homosexualité, c’est bien d’abord parce qu’à la différence des militants LGBT traditionnels (lesquels sont, du reste, presque toujours issus de la nouvelle bourgeoisie de gauche des grandes métropoles), l’idée ne leur était jamais venue un seul instant de considérer ces syndicalistes gallois comme autant d’esprits “arriérés” qu’il convenait d’évangéliser sur le champ à coup de sermons moralisateurs. Ils les voyaient avant tout, au contraire, comme de véritables camarades de combat, engagés en première ligne contre le sinistre gouvernement de “Maggie la sorcière” (une démarche assez semblable, en somme, à celle qui avait conduit Orwell en 1936 − face à la menace franquiste − à prendre tout naturellement sa place aux côtés des républicains espagnols).
De ce point de vue, la leçon politique de Pride dépasse donc le cadre de la seule lutte contre l’homophobie. Et on pourrait en résumer le principe de la façon suivante. Vous voulez vraiment faire reculer le racisme, l’homophobie, le sexisme et l’intolérance ? Alors remettez d’abord en question tous vos préjugés de classe envers les milieux populaires – à commencer par ceux qui vous portent spontanément à n’y voir qu’un « panier de déplorables » (ou « des gars qui fument des clopes et roulent en diesel », si on préfère la version plus soft de Benjamin Griveaux − porte-parole du gouvernement d’Emmanuel Macron et ancien bras droit du “socialiste” Dominique Strauss-Kahn). Vous pourrez alors découvrir par vous-mêmes à quel point “ceux d’en bas” − quelles que soient, par ailleurs, leur orientation sexuelle ou leur couleur de peau – peuvent se révéler très vite au moins aussi capables d’humanité, de tolérance et d’intelligence critique – dès lors qu’on accepte enfin de les traiter en égaux et non plus en enfants agités à qui on doit faire sans cesse faire la leçon − que ceux qui se perçoivent en permanence comme the best and the brightest. Reste, bien sûr, à savoir si la bourgeoisie de gauche a encore les moyens moraux et intellectuels, en 2019, d’une telle remise en question. Rien, hélas, n’est moins certain.
Vous critiquez – ou du moins vous pointez les limites – de l’idée de “neutralité axiologique” et de la place qu’elle occupe dans la pensée politique contemporaine. Mais une sorte de variante de cette idée ne s’avère-t-elle pas nécessaire pour une société bonne – et particulièrement pour une société tolérante et ouverte à la différence ?
Le problème c’est qu’il me paraît très difficile de mobiliser ce concept de “neutralité axiologique” sans avoir à réintroduire aussitôt l’ensemble des présupposés du libéralisme politique, économique et culturel ! Derrière toutes les constructions de la philosophie libérale, en effet, on trouve toujours l’idée (née de l’expérience traumatisante des terribles guerres civiles de religion du XVIe siècle) que les hommes étant par nature incapables de s’entendre sur la moindre définition commune de la “vie bonne” ou du “salut de l’âme” (le relativisme moral et culturel est logiquement inhérent à tout libéralisme), seule une privatisation intégrale de toutes ces valeurs morales, philosophiques et religieuses qui sont censées nous diviser irrémédiablement – ce qui implique, entre autres, l’édification parallèle d’un nouveau type d’État, minimal et “axiologiquement neutre” − pourra réellement garantir à chacun le droit de choisir la manière de vivre qui lui convient le mieux, dans un cadre politiquement pacifié. Sur le papier, un tel programme est incontestablement séduisant (surtout si l’on admet, avec Marx, que « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »). L’ennui, c’est que c’est précisément cet impératif de “neutralité axiologique” (ou, si l’on préfère, cette idéologie de la “fin des idéologies”) qui contraint en permanence le libéralisme politique et culturel (les deux sont forcément liés puisque si chacun a le droit de vivre comme il l’entend, il s’ensuit qu’aucune manière de vivre ne peut être tenue pour supérieure à une autre) à devoir prendre appui, tôt ou tard, sur la “main invisible” du Marché pour assurer ce minimum de langage commun et de “lien social” sans lesquels aucune société ne serait viable ni ne pourrait se reproduire durablement.
C’est ce que Voltaire avait, pour sa part, parfaitement compris lorsqu’il écrivait en 1760 − en bon libéral opposé à la fois aux principes inégalitaires de l’Ancien régime et au populisme républicain de Rousseau − que « quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion ». Et de fait, si le seul moyen de neutraliser la dynamique des guerres de religion et de pacifier la vie commune, c’est de rejeter définitivement hors de la sphère publique et de la vie commune toutes les valeurs susceptibles de nous diviser sur le plan religieux, moral ou philosophique, alors on ne voit pas comment une telle société pourrait trouver son point d’équilibre quotidien ultime ailleurs que dans cette “religion de l’économie” et cette mystique de l’“intérêt bien compris” qui définissent, depuis l’origine, l’imaginaire du mode de production capitaliste.
« La liberté sans le socialisme, n’est pas la liberté. » Charles Rappoport
On comprend du coup beaucoup mieux pour quelle raison les premiers socialistes − il suffit ici de relire Pierre Leroux, Proudhon, Marx ou Bakounine – accordaient une place aussi importante à la critique de cette « idéologie de la pure liberté qui égalise tout » (Guy Debord) dont ils avaient très vite compris – et Dieu sait si les faits ultérieurs leur ont donné raison ! – qu’elle conduirait inéluctablement une société libérale à devoir noyer l’ensemble des valeurs humaines dans « les eaux glacées du calcul égoïste » et à « désagréger l’humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière » (Engels). C’est du reste pourquoi il n’y a strictement aucun sens, selon moi, à se réclamer encore du “socialisme” (ou du “communisme”) là où les concepts fondamentaux de “vie commune”, de “communauté” et de “commun” ne conservent pas un minimum de sens et de légitimité philosophique. La seule question politique importante étant, dès lors, de s’accorder démocratiquement sur ce qui, dans une société socialiste décente, devrait nécessairement relever de la vie commune (fondant ainsi le droit de la collectivité à intervenir en tant que telle sur un certain nombre de questions précises) et sur ce qui, au contraire, ne saurait relever que de la seule vie privée des individus, sauf à sombrer dans un régime totalitaire. C’est d’ailleurs sur cette question cruciale (mais qui n’a de sens que si l’on rejette d’emblée le postulat nominaliste et “thatchérien” selon lequel il « n’existe que des individus » et qu’en conséquence « la société n’existe pas ») que n’ont cessé de s’affronter, depuis le XIXe siècle, les deux courants majeurs du socialisme moderne.
D’une part, un socialisme autoritaire et puritain (à l’image, par exemple, de Lénine affirmant, dans l’État et la Révolution, qu’une fois le socialisme réalisé, « la société toute entière ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire ») et, de l’autre, un socialisme démocratique et libertaire (celui que défendait, par exemple, Pierre Leroux lorsqu’il mettait en garde, dès 1834, le prolétariat français contre la tendance d’une partie du mouvement socialiste naissant à « favoriser, consciemment ou non, l’avènement d’une papauté nouvelle » dans laquelle l’individu « devenu fonctionnaire, et uniquement fonctionnaire, serait enrégimenté, aurait une doctrine officielle à croire et l’Inquisition à sa porte »). Éprouvant, pour ma part, infiniment plus de sympathie pour le socialisme anarchisant de Proudhon, de Kropotkine ou de Murray Bookchin que pour celui de Cabet, de Staline ou de Mao, il va de soi que je partage entièrement votre souci d’une société “tolérante” et aussi ouverte que possible sur toutes les “différences” (n’est-ce pas d’ailleurs Rosa Luxemburg qui rappelait dans La Révolution russe – contre Lénine et Trotsky − que « la liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement » ?). Mais pour autant, je ne vois pas ce qu’on pourrait gagner sur le plan philosophique – sinon quelques confusions politiques supplémentaires – à retraduire dans les vieilles catégories de l’idéologie libérale tout ce qui fait, depuis le début du XIXe siècle, la merveilleuse originalité du socialisme populiste, démocratique et libertaire. Car s’il est incontestable – comme le rappelait naguère le militant révolutionnaire Charles Rappoport − que « le socialisme sans la liberté n’est pas le socialisme », il est tout aussi incontestable – s’empressait-il aussitôt d’ajouter – que « la liberté sans le socialisme, n’est pas la liberté ». J’imagine qu’Orwell aurait applaudi des deux mains !
J’ai le sentiment que beaucoup à gauche (et je pense particulièrement, encore une fois, aux États-Unis) éprouvent une méfiance spontanée envers des idées telles que la “common decency” de George Orwell – qui joue un rôle important chez vous – parce qu’ils y voient une façon détournée de défendre les préjugés et l’intolérance . Comment réagissez-vous face à de telles inquiétudes ?
J’y vois malheureusement le signe de l’influence grandissante des “idées” (si l’on peut dire !) d’un Bernard-Henri Levy sur la nouvelle intelligentsia “progressiste” ! Lui qui, récemment encore, n’hésitait même plus à définir les classes populaires par leur « mépris de l’intelligence et de la culture » et leurs « explosions de xénophobie et d’antisémitisme » (il faut dire que la révolte du “peuple d’en bas” et de ses Gilets jaunes l’avait immédiatement plongé dans le même état de panique haineuse que les riches bourgeois parisiens de 1871 face aux insurgés de la Commune !). Or la plupart des enquêtes empiriques dont nous disposons sur ce point confirment, au contraire, de façon massive que c’est bel et bien dans les milieux populaires que le sens des limites et les pratiques concrètes et quotidiennes d’entraide et de solidarité demeurent, aujourd’hui encore, les plus répandus et les plus vivaces. Ce qui s’explique, après tout, très facilement.
Quand vos revenus sont beaucoup trop faibles – ce qui est le cas, par définition, de la majorité des classes populaires – vous ne pouvez, en effet, avoir la moindre chance de surmonter les multiples aléas de la vie quotidienne que si vous pouvez habituellement compter sur l’aide de la famille et la solidarité du village ou du quartier. Ayant moi-même choisi de vivre – en partie, d’ailleurs, pour des raisons de cohérence morale et philosophique − au cœur de cette France rurale et “périphérique” abandonnée (là où la plupart des équipements collectifs ont disparu – néolibéralisme oblige – et où il faut souvent parcourir des kilomètres – dix dans mon cas personnel ! – pour trouver le premier café, le premier commerce ou le premier médecin), je peux ainsi vous assurer que la façon dont se comportent la plupart des gens qui m’entourent (ce sont essentiellement des petits paysans, des viticulteurs et des petits éleveurs) correspond beaucoup plus, aujourd’hui encore, aux descriptions de George Orwell dans The Road to Wigan Pier ou Homage to Catalonia qu’à celles de Hobbes, de Mandeville ou de Gary Becker (je n’en dirais évidemment pas autant, en revanche, de ces grandes métropoles – telles Paris ou Montpellier – où j’ai si longtemps vécu !).
« Il me paraît donc grand temps de refermer, une fois pour toutes, la triste parenthèse politique de la gauche libérale et de redécouvrir au plus vite, avant qu’il ne soit trop tard, cette critique socialiste de la société du Spectacle et du monde de la Marchandise qui est clairement redevenue aujourd’hui plus actuelle que jamais. »
Ce qui ne surprendra d’ailleurs pas les lecteurs de Marcel Mauss (comme vous le savez, je me suis beaucoup appuyé sur son Essai sur le don pour expliciter les fondements anthropologiques du concept de common decency), d’E.P.Thompson (je pense, entre autres, à ses analyses décisives sur l’“économie morale” des classes populaires et sur leurs “customs in common”), de Karl Polanyi, de Marshall Sahlins ou de James C. Scott. Et encore moins ceux de David Graeber qui − dans Debt : the first 5000 years – n’hésitait pas à forger les concepts de baseline communism ou d’everyday communism (une version particulièrement radicale, comme on le voit, de la common decency de George Orwell !) pour décrire ce « fondement de toute sociabilité humaine (…) qui rend la société possible »).
Ce n’est donc pas tant l’hypothèse d’une décence commune ou ordinaire – quels que soient par ailleurs les indispensables développements philosophiques et anthropologiques qu’elle appelle par définition – qui devrait faire aujourd’hui problème ! C’est bien plutôt le retour en force, au sein de l’intelligentsia de gauche moderne, de la vieille arrogance de classe et du vieux préjugé élitiste – y compris, hélas, chez certains partisans de la décroissance − selon lequel « postuler une décence ordinaire relève d’une vision paternaliste et fantasmée d’un peuple qui, de fait, n’a jamais existé » (j’emprunte cette formule ahurissante − mais qui en dit très long sur le rapport aux classes populaires d’une grande partie de la nouvelle faune universitaire − à l’honnête “républicain critique”, c’est ainsi qu’il se présente lui-même, Pierre-Louis Poyau). À tel point que j’aurai même tendance à voir dans cet étrange renouveau des thèses les plus défraîchies d’un Gustave Le Bon, d’un Taine ou d’un H. L. Mencken (qu’on songe par exemple à quel point le terme, jadis glorieux, de “populisme” est aujourd’hui devenu, pour la plupart des journalistes et des intellectuels de gauche, un quasi-synonyme de “fascisme” ; ou encore aux délires démophobes et “transhumanistes” de l’idéologue macronien Laurent Alexandre) l’un des signes les plus irrécusables, et probablement les plus désespérants, du naufrage moral et intellectuel absolu de la gauche “moderne” et “progressiste”.
À l’heure où le système capitaliste mondial s’apprête à connaître la décennie la plus critique et la plus turbulente de son histoire – sur fond de désastre écologique grandissant et d’inégalités sociales de plus en plus explosives et indécentes – il me paraît donc grand temps de refermer, une fois pour toutes, la triste parenthèse politique de la gauche libérale (comme avant elle, celle du stalinisme) et de redécouvrir au plus vite, avant qu’il ne soit trop tard, cette critique socialiste de la société du Spectacle et du monde de la Marchandise qui est clairement redevenue aujourd’hui plus actuelle que jamais.
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mercredi 18 septembre 2019
54 millions
En vrai nous ne sommes que 54 millions de français :
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INFOGRAPHIES - À deux semaines d’un débat parlementaire sur l’immigration, souhaité par le président Macron, Le Figaro propose dix graphiques pour mesurer l'étendue réelle du phénomène migratoire en France sur plusieurs décennies.
Connaissez-vous le nombre d'immigrés en France? Combien y a-t-il de naturalisations chaque année? Autant de questions auxquelles il n'est pas évident de répondre, même en ordre de grandeur, malgré l'omniprésence du débat en France. Et ce d'autant que les autorités françaises établissent généralement leur communication en s'appuyant sur les chiffres publiés d'une année sur l'autre, ce qui ne permet pas de mesurer l'ampleur du phénomène à long terme.
En 2018, l'anthropologue et démographe François Héran, professeur au Collège de France, appelait à étudier la question migratoire dans son ensemble sans n'observer que les «quelques grands événements qui attirent considérablement l'attention». «Évidemment nous pensons tous à la grande vague des exilés ou des réfugiés du Proche-Orient qui est apparue à partir de la fin de l'été 2015 et cette vague considérable, certains ont parlé de tsunami, nous fait un peu oublier le fait qu'il y a aussi l'océan, je dirais, avec sa palpitation ordinaire: il y a un ordinaire d'immigration», déclare-t-il dans sa leçon inaugurale. Dans cette perspective, Le Figaro propose dix graphiques et autant de chiffres clé pour mieux comprendre le phénomène migratoire dans son ensemble.
● Qu'est-ce qu'un immigré? Combien y en a-t-il en France
Dans le langage courant, un immigré est la personne qui vit dans un autre pays que celui où elle est née. Les autorités françaises s'en tiennent à une définition plus restrictive. Est immigré celui qui est «né étranger à l'étranger et qui réside en France», selon l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Ainsi, tout étranger vivant en France n'est pas immigré. Inversement, un immigré n'est pas forcément de nationalité étrangère.
Selon cette définition, l'INSEE estime qu'il y a en France près de 5,7 millions d'immigrés, soit 8,9% de la population. Il s'agit du chiffre de 2013, l'organisme statistique ne renouvelant certaines de ses données que rarement. Globalement, l'immigration a connu une progression très nette depuis le début du XXe siècle, même si celle-ci connaît des variations nettes. Après les deux guerres mondiales, celle-ci a fortement augmenté pour compenser le besoin de main-d'œuvre. Elle a diminué pendant les années 30 avec la crise économique. De même, en valeur relative et non absolue - compte tenu de l'augmentation de la population - l'immigration a stagné de 1975 à 2000. Là encore, la France connaissait un ralentissement économique après les Trente glorieuses. L'immigration a repris depuis le début du XXIe siècle. Elle représente aujourd'hui 8,9% de la population contre 7,3% en 2000 (et 2,8% en 1911).
● Et l'immigration illégale?
Par définition, ces données ne prennent pas en compte l'immigration illégale, difficilement mesurable. À ce propos, la démographe Michèle Tribalat déclarait au Figaro: «Des approximations à partir de calculs de coin de table sur des catégories non exclusives (interpellations, placements en centre de rétention, aide médicale d'État, déboutés du droit d'asile…) ont été conduites. Une fourchette de 200.000 à 400.000 a circulé dans la presse depuis l'annonce faite par le gouvernement Jospin en 1998, reprise par le gouvernement de droite en 2005. Elle refait surface de temps à autre». Mais, prévenait la chercheur à l'INED: «Je ne sais pas comment ces chiffres sont établis. Je doute qu'ils le soient sérieusement. Mais il est plus que probable que, compte tenu des arrivées massives de clandestins ces dernières années et des reflux de déboutés du droit d'asile en provenance de pays qui en ont accueilli le plus, leur nombre ait fortement augmenté».
● Qu'en est-il des descendants d'immigrés?
L'INSEE étudie également le cas des descendants de l'immigration, mais limite cette catégorie aux seuls enfants d'immigrés nés en France. Un enfant d'immigrés né hors de France n'en fait pas partie, il est logiquement lui-même immigré. De même, à l'intérieur de cette catégorie, l'INSEE ne comptabilise que la deuxième génération et non la troisième. Les petits-enfants d'immigrés n'apparaissent donc pas dans les statistiques nationales. Au total, les descendants directs d'immigrés représentaient ainsi 6,8 millions de personnes en 2013, soit 10,4% de la population totale.
Si l'on observe à la fois les immigrés et les descendants directs d'immigrés, on en arrive pour l'année 2013 au chiffre de 12,5 millions de personnes, soit 19,3% de la population. Certains démographes appellent à une meilleure prise en compte des différentes générations de personnes d'origine étrangère dans la statistique publique, à l'image de Michèle Tribalat, qui estimait en 2011 que sur trois générations, près de 30% des personnes de moins de 60 ans étaient d'origine étrangère. «L'inclusion des petits-enfants d'immigré(s) redonne de la profondeur historique», justifie la démographe de l'INED.
● De quelles zones géographiques viennent les immigrés?
Un changement majeur dans le phénomène migratoire au XXe siècle concerne la provenance des immigrés. La part extra-européenne de l'immigration a progressé, notamment celle venant d'Afrique. En détail, ce fut d'abord le Maghreb après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Depuis 1975, cette immigration maghrébine représente environ 25 à 30% de l'immigration totale. Elle a été suivie d'une immigration en provenance d'Afrique subsaharienne. Alors qu'elle ne représentait que 2% du total en 1975, celle-ci compte aujourd'hui pour 14%. Dans l'ensemble, l'Afrique, avec 43% de l'immigration en 2013, est passée devant l'Europe, dont la part est tombée entre 1975 à 2013 de 66% à 36%.
Si l'on observe maintenant l'origine géographique des descendants directs d'immigrés, la proportion d'Européens est encore majoritaire, mais plus de manière absolue. Elle est passée de 50,3% en 2008 à 46,7%. Celle d'Afrique a progressé dans le même intervalle de 38,2% à 40,1%.
● Quelle est l'évolution de l'immigration?
La progression de l'immigration se retrouve dans le nombre de «premiers titres de séjour délivrés à des immigrés» (donc sans prendre en compte de possibles renouvellements) en fonction de différents critères, qu'ils soient économique, familial, étudiant, humanitaire, etc. Ces dix dernières années, leur nombre est passé de 171.907 pour l'année 2007 à 262.000 pour l'année 2017, avec une progression plus forte à partir de 2012.
Le solde migratoire évolue pourtant peu depuis une trentaine d'années, oscillant entre 50.000 et 100.000 personnes, note le Centre d'observation de la société, qui définit celui-ci comme «le résultat de la différence entre les entrées et les sorties durable du territoire, qu'il s'agisse de Français ou d'étrangers». Mais en réalité, «le mouvement de yoyo du solde migratoire masque la hausse des entrées et des sorties depuis le milieu des années 2000», précise le COS. Cette stabilité est donc engendrée par la hausse simultanée de l'immigration et de l'émigration.
● Quelle est la part d'immigrés qui possèdent la nationalité française?
Une autre différence majeure si l'on observe le phénomène migratoire sur la longue durée concerne la part des immigrés ayant acquis la nationalité française. Ils n'étaient environ que 16% en 1911, contre près de 40% en 2013.
Ce mouvement dépend directement de l'ampleur des naturalisations, qui ont augmenté jusqu'à atteindre depuis une vingtaine d'années une certaine stabilité. Ce sont environ 100.000 immigrés qui obtiennent chaque année la nationalité française, la statistique publique distinguant les acquisitions par décret (notamment les naturalisations) et celles par mariage.
À l'intérieur de ces deux catégories, depuis 2000, les «acquérants» viennent en grande majorité d'Afrique (66% en 2011).
Dans son étude de 2011 portant sur la France de 2008, l'INSEE s'est également intéressé à la démographie, en particulier à l'indicateur conjoncturel de fécondité des femmes selon leur pays de naissance. Il montre que l'immigration dans son ensemble participe peu à la progression démographique puisque l'indicateur global pour les femmes immigrées (1,9) est légèrement inférieur à celui des femmes de l'ensemble de la population française (2) pour l'année 2008. Mais dans le détail, cet indicateur est en revanche très supérieur pour les femmes nées en Algérie (3,5), au Maroc ou en Tunisie (3,3), dans le reste de l'Afrique ou en Turquie (2,9). «Les populations originaires d'Afrique ont une marge de progression importante, ne serait-ce qu'en raison de l'inertie démographique, sans parler des flux migratoires à venir», écrit la démographe Michèle Tribalat.
samedi 14 septembre 2019
Le totalitarisme grotesque
[...]Le populisme n’est pas un danger pour les valeurs européennes: il est une réaction quasi-mécanique d’une partie des classes moyennes et populaires dépossédées de la démocratie. Il est une menace pour des milieux dirigeants hyper-individualistes à qui, au fond, des « valeurs européennes » sont totalement indifférentes. L’idéologie progressiste est essentiellement une expression de l’individualisme absolu amorcé dans les années 1960 et dont nous constatons de plus en plus les dégâts. Les progressistes entendent le populisme, le retour d’un sentiment national qui traduit la nostalgie de la cohésion sociale. Ils dosent alors leurs concessions formelles au climat politique de l’époque: la désignation d’un commissaire européen au « mode de vie européen » est l’exemple même d’une mesure destinée à brasser du vent pour faire croire aux peuples qu’on pense à eux. Ensuite, vous avez l’habituel théâtre d’ombres: les cris d’orfraies et les discours moralisants de la gauche.
La droite progressiste a pour rôle de faire semblant d’être la droite. La gauche se drape dans la grandiloquence de la défense des « valeurs européennes ». Mais il n’y a pas de valeurs européennes, il y a des valeurs universelles qui se sont incarnées dans l’histoire des sociétés européennes et qui pourraient continuer à s’y déployer pourvu que l’on se rappelle que la famille, la libre association, la cité, la nation sont les seules réalités au sein desquelles l’état de droit peut exister. Les menaces qui pèsent sur les valeurs en Europe, c’est la préférence donnée à l’individualisme absolu sur la protection des enfants, c’est le mythe des métropoles et des classes créatives sources de développement, c’est l’abolition des frontières nationales. Il n’y a pas de loi possible sans un territoire délimité sur lequel l’appliquer. Ce que nous propose Madame von der Leyen correspond à un nouveau type de régime politique: le totalitarisme grotesque.
Source et article complet.
samedi 7 septembre 2019
Dans l’ancien monde
Chronique dÉric ’Zemmour du 6 septembre dans le Figaro Magazine sur de récentes décisions par des magistrats qui sont assez révélatrices de notre époque.
C’est un puzzle. Le puzzle d’une certaine conception de la justice, d’une certaine philosophie de la vie en société. Un jour, des militants identitaires sont condamnés à six mois de prison pour avoir voulu bloquer (pacifiquement) la frontière entre la France et l’Italie. Quelque temps plus tard, un Afghan tue au couteau dans les rues de Villeurbanne. On apprend alors que ce brave homme avait obtenu le droit d’asile, non parce qu’il était menacé personnellement, mais parce que son pays était en guerre. Il avait été rejeté d’Allemagne, d’Italie et de Norvège. Mais la France doit toujours faire mieux que les autres. La Cour nationale du droit d’asile peut être fière d’elle : il était urgent de protéger cet Afghan du risque d’être tué dans son pays pour lui permettre de tuer dans le nôtre.
Dans l’ancien monde, les jeunes gens qui défendaient leur frontière contre les envahisseurs étaient des héros. Nos monuments aux morts en sont pleins. Aujourd’hui, on les insulte, on les traite de racistes et on les met en prison. Et le Conseil constitutionnel lui-même bénit celui qui ouvre les frontières, le passeur qui transgresse la loi française, met en danger ses compatriotes, au nom du concept fumeux de « fraternité ».
Dans l’ancien monde, les fous se prenaient pour Napoléon et posaient leur main sur le ventre : dans le nouveau, ils crient « Allah Akbar » et plantent un couteau dans le ventre des passants.
Dans l’ancien monde, l’État avait pour mission de protéger les citoyens français à n’importe quel prix. C’était sa légitimité. D’ailleurs, la justice [la magistrature] rend ses jugements au nom du peuple français. Aujourd’hui, l’essentiel pour l’État est d’éviter tout « amalgame ». De protéger l’étranger des persécutions imaginaires des Français. De protéger l’islam de toute « stigmatisation » même si nos compatriotes sont massacrés en son nom. La justice [les tribunaux] devrait — ce serait plus clair — rendre désormais ses jugements au nom de l’Humanité. Ou au nom d’Allah ?
Dans le monde ancien, le droit d’asile, c’était Hugo à Guernesey ou Soljenitsyne dans le Vermont. Aujourd’hui, c’est un réservoir inépuisable de combattants d’Allah.
Dans le monde ancien, on renvoyait les délinquants étrangers et les déboutés du droit d’asile dans leur pays. Dans le monde nouveau, on adopte des lois pour éviter à ces pauvres petits les affres de la [prétendue] « double peine » [être condamnés puis renvoyés].
Le renversement de perspective est sidérant. Dans les années 70, les membres du Syndicat de la magistrature distribuaient à la sortie de leur école la fameuse « harangue de Baudot » qui enjoignait de juger avec partialité, de privilégier le pauvre contre le riche, la femme contre l’homme, l’enfant contre le père, l’ouvrier contre le patron, l’immigré contre le Français. Cinquante ans plus tard, ils peuvent regarder avec une légitime fierté l’œuvre accomplie.
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