En 1922, Oswald Spengler publiait le second volume de son fameux Déclin de l’Occident,
ouvrage qui connut le retentissement philosophique et politique que
l’on sait. Un siècle plus tard, en 2022, Michel Onfray intitule « Fin de
l’Occident ? » un numéro spécial de sa revue Front Populaire,
en assortissant cette formule d’un point d’interrogation. Occupant une
place centrale dans le titre de ces deux publications à cent ans
d’intervalle, l’Occident n’est pourtant décrit avec précision dans aucun
des deux ouvrages, si ce n’est de manière implicite, comme une Europe
rayonnante qui perd petit à petit de son aura. Un siècle d’histoire
mondialisée n’aura donc pas suffi à établir une définition claire du
concept d’Occident. Dans l’intervalle, la déstructuration libertaire a
également fait son chemin dans le monde des idées en réintroduisant la
notion de race comme un prisme de lecture essentiel dans les débats et
les conflits actuels, d’abord à gauche avec les thèses du courant woke,
puis à droite, par réaction face à l’offensive déclenchée contre ce que
les partisans de la déconstruction et de la repentance nomment le
« privilège blanc ». C’est sur cette imbrication nouvelle que porte le
présent texte, qui vise à actualiser et réaffirmer la position de
l’Institut Iliade sur cette question fondamentale. Si, pour certains,
les notions d’Europe et d’Occident semblent se recouvrir à travers
l’existence d’un « monde blanc », le fait de confondre ces deux concepts
à partir d’un critère aussi simpliste relève d’une double erreur, à la
fois historique et idéologique. Beaucoup plus qu’un étendard que les
défenseurs de l’identité des peuples européens devraient s’apprêter à
brandir, le nom d’Occident, aujourd’hui revendiqué par les tenants de
l’idéologie libérale, apparaît dans son acception actuelle comme
l’émanation d’un virus d’origine européenne, dont l’Europe doit
précisément guérir pour retrouver sa « Grande Santé ».
Malgré les efforts déployés depuis la seconde moitié du XXe siècle
par les « élites » politico-économiques pour étendre les directives du
« marché commun » européen à la constitution d’une entité politique
supranationale, il est rare que l’Europe, qui constitue pourtant le
socle théorique de ce marché, soit appréhendée comme une réalité
tangible et cohérente, aussi bien par tous ceux qui s’en réclament que
par l’ensemble des nations qui la composent[1].
Quelle est cette Europe dont tout le monde parle sans rien en dire ?
D’aucuns la considèrent comme un noyau franco-allemand très élargi, dont
les confins se perdent à l’approche de l’Afrique ou en Asie, en
intégrant potentiellement la Turquie et Israël. D’autres la visualisent
plus nettement sur une carte comme un espace qui s’étendrait de
Reykjavík à la chaîne de l’Oural, et peut-être même jusqu’à Vladivostok
sur les rives asiatiques de la mer du Japon. Si la ligne des monts Oural
est une limite géographique conventionnelle qui fait l’objet d’un
certain consensus depuis l’époque de Pierre le Grand, il paraît
difficile de considérer aujourd’hui la Russie, dont le territoire
s’étend depuis le XIXe siècle sur une part considérable de
l’Asie centrale, comme une nation « européenne » : il s’agit d’un empire
dont le centre de gravité politique et historique se trouve certes à
l’ouest de l’Oural, mais qui recouvre une diversité ethnique et une
immensité géographique qui la distinguent de l’Europe stricto sensu.
Nous n’entrerons cependant pas ici dans le détail de l’analyse des
limites géographiques de l’Europe, et renvoyons notamment sur ce sujet à
la synthèse présentée dans un récent ouvrage d’Olivier Eichenlaub,
intitulé Europe puissance.
Il n’en demeure pas moins, si l’on suit les conclusions de cet auteur,
que l’Europe, dont le territoire s’étend au nord de la Méditerranée et à
l’ouest du continent eurasiatique, face à l’Atlantique, possède des
caractéristiques historiques, politiques et culturelles spécifiques,
intiment liées à la configuration de cet espace géographique
exceptionnel, à la fois continental et ouvert sur le monde par ses
diverses façades maritimes. Est-il pour autant possible d’aboutir à une
définition consensuelle de l’Europe, conçue comme un espace
civilisationnel ? L’exercice reste délicat, pour la simple et bonne
raison que ses conclusions dépendent avant tout des critères retenus
pour l’élaboration de cette définition, alors même que ces critères ne
sont parfois ni compatibles, ni comparables les uns avec les autres.
Faut-il par exemple privilégier le critère religieux ? Comment
concilier, dans ce cas, les contrastes induits par la superposition de
l’héritage profond des diverses religions antiques, façonnées par
l’apport indo-européen combiné à des substrats encore plus anciens, avec
les fruits de la greffe chrétienne, qui joua sur l’ensemble du
continent un rôle partiellement uniformisateur, en dépit des rivalités
et des conflits provoqués par la scission entre chrétienté romaine et
chrétienté orthodoxe, puis par l’émergence des différentes confessions
protestantes ?
Face à ces difficultés, n’est-il pas plus pertinent de retenir pour
critère premier d’une définition politique de l’Europe les alliances
territoriales nouées à travers son histoire ? Mais ne serait-ce pas
oublier que l’Europe fut précisément, au fil des siècles, un vaste champ
de bataille et une mosaïque de puissances dont les frontières ont été
sans cesse bousculées par des oppositions et des conflits récurrents,
consubstantiels à l’identité des peuples européens ?
Ne conviendrait-il pas, dès lors, d’accorder davantage d’importance
aux déclarations d’intention et aux traités récents qui permettent aux
dirigeants contemporains d’afficher leur volontarisme en faveur de la
construction d’une potentielle puissance européenne ? Est-ce bien
crédible dans les circonstances actuelles, alors que de grandes nations
comme le Royaume-Uni, récemment sorti de l’Union européenne, ou la
Pologne par exemple, négocient directement avec leur partenaire
d’outre-Atlantique des alliances stratégiques visant à assurer leur
sécurité indépendamment de l’Europe ?
On comprend aisément, à travers l’ensemble des questions soulevées
ici, que l’Europe relève plus souvent d’une ambiguïté et d’un ressenti
particulier que d’une démonstration fondée sur des réalités communément
admises, immuables dans l’espace et dans le temps.
Le critère le plus fiable demeure en fin de compte celui de
l’appartenance de la plupart des peuples européens à une même famille
ethnolinguistique : à l’exception du basque, du hongrois, du finnois et
de l’estonien, toutes les langues européennes dérivent d’une même langue
mère, l’indo-européen, dont l’existence a été démontrée de manière
indubitable par les linguistes depuis plus de deux siècles. Au-delà de
la langue, élément déterminant dans la construction d’une vision du
monde, d’une mentalité et d’un ethos spécifiques, les peuples
européens sont à des titres divers les héritiers biologiques des
locuteurs de l’indo-européen, comme l’attestent aujourd’hui clairement
les données paléogénétiques. Ces dernières permettent d’identifier en
effet trois souches ancestrales principales, qui se sont mêlées dans des
proportions variables d’une région à l’autre de l’Europe : celle des
différents groupes de « chasseurs-cueilleurs » installés sur notre
continent à partir du paléolithique supérieur (depuis environ
45 000 ans), dont l’ADN révèle un apport néanderthalien absent du
patrimoine génétique des populations africaines ; celle des populations
anatoliennes qui diffusèrent à partir du septième millénaire avant l’ère
chrétienne la pratique de l’agriculture vers le nord et l’ouest,
participant ainsi à la « révolution néolithique » ; celle enfin des
vagues de conquérants venus des steppes situées au nord de la mer Noire,
du Caucase et de la Caspienne, qui imposèrent sur une grande partie du
continent eurasiatique, en particulier sur la quasi-totalité de
l’Europe, des idiomes dérivés de l’indo-européen[2].
*
Aucun apport nouveau n’est venu modifier jusqu’à aujourd’hui sur une
aussi large échelle le patrimoine génétique et l’identité linguistique
des peuples européens. Les principaux ensembles ethnoculturels de
l’Europe ancienne sont pour la plupart issus de ce creuset commun :
qu’il s’agisse de la Grèce et de la Rome antiques (au moins dans leurs
composantes situées sur les rives septentrionales de la Méditerranée),
mais aussi des Germains, des Celtes, des populations illyriennes, des
Scythes, des Baltes ou des Slaves, tous sont à des degrés divers les
porteurs de l’héritage indo-européen, combiné à des substrats plus
anciens. Il convient de préciser que les quelques peuples européens
modernes dont la langue ne se rattache pas à la famille indo-européenne
se sont intégrés depuis des siècles au cadre civilisationnel de l’Europe
chrétienne, lui-même hérité du monde impérial romain. L’espace
géographique de l’Europe coïncide donc de toute évidence avec
l’existence d’un ensemble de peuples étroitement apparentés par
l’origine, la culture et les mœurs.
Dans la mesure où l’existence des Indo-européens ne fut toutefois pas
portée à la connaissance d’un large public avant le milieu du XIXe siècle,
les Européens prirent conscience de leur appartenance à une même
civilisation sur d’autres fondements. Ce phénomène se fit jour au cours
du Moyen Âge, dans le sillage de la restauration impériale
carolingienne, qui transféra l’héritage de la romanité, centré à
l’origine sur la Méditerranée, au cœur du continent européen. Cet acte
fondateur, suivi par la conversion au christianisme de peuples demeurés
jusque-là sur les marges de l’imperium romanum, permit
d’étendre progressivement à l’ensemble de l’Europe septentrionale,
centrale et orientale le double legs des génies grec et romain. Une
longue suite de confrontations ou d’échanges avec l’Orient, ainsi que la
découverte d’autres civilisations lors des grands mouvements
d’exploration et de colonisation amorcés au XVIe siècle sont par la suite venus renforcer chez les Européens le sentiment d’appartenance à un ensemble civilisationnel commun.
Compte tenu de l’importance de cet héritage, la définition de
l’Europe proposée dans le manifeste de l’Institut Iliade apparaît comme
la moins contestable, puisqu’elle est fondée sur des critères d’ordre
civilisationnel intégrant toutes les données de la « longue mémoire » : «
La civilisation dans laquelle nous nous enracinons et que nous
défendons est l’Europe […]. L’unité ethnoculturelle de cet espace est
parfaitement établie. S’agissant du peuplement […], il a été stable
pendant plusieurs millénaires […]. S’agissant de la culture, la parenté
de la quasi-totalité des langues européennes – issues de l’indo-européen
– a été démontrée par les érudits depuis au moins le XVIIIe siècle
[…] : existence de représentations, de mythologies, de hiérarchies de
valeurs, de divinités communes aux différentes aires de peuplement de
l’Europe… »
Il s’avère cependant nécessaire de se référer en outre, dans le
sillage de Max Weber, à un processus essentiel d’une nature très
particulière pour comprendre l’évolution et le rayonnement de l’Europe
moderne, mais également la crise dans laquelle est entrée notre
civilisation à l’époque contemporaine : il s’agit du « désenchantement »
du monde, soumis au primat de la raison et du calcul. Ce phénomène rend
à la fois compréhensible la sécularisation des contenus religieux, sous
la forme de l’État moderne et des idéologies « progressistes », et le
développement du capitalisme libéral, qui a réorganisé la société
traditionnelle autour des notions de profit individuel et de liberté
d’entreprendre. Malgré les extrémités délétères auxquelles conduisent
aujourd’hui les dérives libérales-libertaires, cette entrée dans la «
modernité » n’en est pas moins restée en grande partie constitutive,
jusque dans la première moitié du XXe siècle, de la puissance
et de l’originalité de l’Europe moderne. Ayant porté son génie sur
d’autres continents, l’Europe vit cependant sa civilisation s’écarter de
plus en plus de ses formes traditionnelles et de ses sources pérennes
pour se fondre dans un vaste ensemble transatlantique dont le centre de
gravité se déplaça brutalement aux États-Unis, à l’issue des deux
guerres mondiales qui laissèrent notre continent exsangue. C’est cet
ensemble transatlantique, élargi aux nations d’origine anglo-saxonnes de
l’hémisphère Sud, qui revendique pour lui-même aujourd’hui le nom
d’Occident.
Mais la même question, soulevée à propos de la définition de
l’Europe, se pose également à propos du terme « Occident » : existe-t-il
véritablement une définition de l’Occident qui fasse l’objet d’un
consensus ?
La notion d’Occident recouvre également, et depuis longtemps, une
certaine réalité : celle d’un ensemble de pays dont les populations
partagent en majorité des origines ethniques, des structures politiques,
des mœurs, une organisation sociale et des croyances religieuses
similaires, issues plus ou moins directement d’Europe. Cela suggère
l’idée qu’un Occidental, un Européen et un « Blanc » puissent être une
seule et même personne, à tout le moins des personnes unies dans leurs
choix de vie et dans leurs relations avec le reste du monde par une
matrice ethnoculturelle commune. Intéressons-nous donc à l’histoire de
cette notion, et à la relation qu’elle a entretenue avec l’idée
d’Europe.
Le terme d’Occident est un héritage de l’Antiquité romaine et de la
division entre l’Empire d’Occident, là où le soleil se couche, et
l’Empire d’Orient, là où le soleil se lève. Le terme prend plus ou moins
ensuite, au cours du Moyen Âge, le sens de chrétienté latine.
L’Occident latin s’oppose dès lors à l’Orient grec, c’est-à-dire à
l’Empire byzantin. Cependant, seul Charlemagne a porté le titre
d’empereur d’Occident, alors que ses successeurs reçurent celui
d’empereurs romains. La notion d’Occident trouve encore une certaine
résonance dans le contexte des croisades. Mais, au sortir du Moyen Âge,
les notions de chrétienté et d’Occident chrétien passèrent peu à peu au
second plan derrière l’idée d’Europe, redécouverte par les humanistes de
la Renaissance. À la suite de la chute de Constantinople en 1453 et du
franchissement du Bosphore par les Turcs, événements dont la reprise de
Grenade en 1492 par les troupes des royaumes d’Aragon et de Castille
forma le contrepoint, la conscience civilisationnelle européenne a
trouvé son expression à travers une définition principalement
continentale. Par ailleurs, l’entrée du monde dans l’ère « océanique »,
fort bien décrite par Carl Schmitt, a fondamentalement ébranlé
l’ancienne polarité Orient-Occident en plaçant clairement l’Europe au
centre du monde. À partir de cette époque, les Européens se sont pensés
comme les maîtres d’un espace territorial aux frontières multiples,
consigné sur des cartes de plus en plus précises, et comme les porteurs
d’une civilisation régénérée par la réappropriation de l’héritage
antique.
Le terme d’Occident continua néanmoins d’être employé assez longtemps dans son ancien sens (Abendland en allemand), et connut même un notable retour en grâce au XIXe siècle, du fait du très large engouement pour l’Orient, dont il restait toujours aussi inséparable. Ce n’est qu’au début du XXe siècle
que sa signification évolua progressivement pour désigner de plus en
plus fréquemment la « modernité » occidentale. Dès la fin de la Première
Guerre mondiale, les États-Unis devinrent l’incarnation par excellence
de cette modernité, au moment où ils se départirent une première fois de
leur position isolationniste à l’égard de l’Europe (isolationnisme
auquel ils retourneront toutefois dans le courant des années vingt
jusqu’en 1941). À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, dans le
contexte de la guerre froide et d’une Europe divisée en deux blocs,
l’Occident s’imposa comme dénomination du monde dit « libre ». En
anglais, c’est le terme de West, ou Western World (westliche Welt en
allemand), qui désigne depuis lors l’Occident au sens large. Par
extension, cette notion inclut l’ensemble du monde anglo-saxon dans les
deux hémisphères, et semble se confondre parfois plus ou moins avec le
groupe des pays membres de l’OTAN (ce qui soulève des difficultés
évidentes, à partir du moment où la Turquie est membre de cette
organisation). Certains ont même récemment suggéré d’employer le nom
d’Occident pour désigner non seulement les États-Unis et l’Europe, mais
aussi le Commonwealth et certaines anciennes zones d’influence
ultramarine : le Bangladesh et le Gabon, comme le Liban qui hérite en
partie d’un héritage chrétien, seraient ainsi tout aussi « occidentaux »
que la France… En adoptant cette conception très large de l’Occident,
il semble dès lors logique d’inclure dans cet ensemble Israël, dont la
population majoritairement « blanche » se trouve en lutte contre le
terrorisme islamique. Il devient évident que cette définition de
l’Occident se distingue de plus en plus nettement de la notion d’Europe.
Ces considérations historiques sont essentielles pour concevoir et
relativiser les enjeux dans le temps long. Elles permettent de bien
comprendre le glissement sémantique qui s’est lentement opéré au cours
du XXe siècle. Le concept d’Occident a en effet été
clairement « reconstruit » outre-Atlantique pour les besoins de la
guerre froide, de manière à engager les alliés et vassaux des États-Unis
dans le soutien inconditionnel à une sphère occidentale « libre »
fondée sur le lien transatlantique et la suprématie américaine, contre
l’enfer oriental « rouge » (communiste et totalitaire) localisé en
Eurasie, sous domination soviétique. Depuis la chute du mur de Berlin,
il s’agit avant tout – et probablement même uniquement – d’un élément de
langage américain, destiné à modeler les esprits en faveur d’une
idéologie permettant de justifier le maintien d’un ordre mondial
unipolaire, au même titre, dans une certaine mesure, que la notion de «
communauté internationale ». Dans ce contexte, au regard de la situation
géopolitique du XXIe siècle plus encore qu’avant
l’effondrement du rideau de fer, soutenir l’attachement de l’Europe aux
« valeurs de l’Occident » relève selon nous d’une double erreur.
*
Cette erreur est tout d’abord d’ordre historique, et procède d’une
forme d’amnésie ou de refus de tenir compte de l’évolution de la
situation internationale depuis le début du siècle de 14 jusqu’à nos
jours. Elle est ensuite d’ordre idéologique, en ce qu’elle constitue le
résultat du travail de sape mené avec méthode depuis des décennies sur
les consciences européennes.
L’erreur historique des tenants européens de la « bannière
occidentale » se fonde sur l’idée fallacieuse selon laquelle l’Occident
pourrait aujourd’hui fournir l’occasion de fonder un nouvel équilibre
géopolitique, en s’appuyant exclusivement sur la solidarité entre
populations d’origine européenne, dont la « dispersion » est le résultat
d’aventures coloniales anciennes. Cette opportunité offrirait des
perspectives de salut inattendues, grâce au soutien d’une « diaspora
européenne » homogène et bienveillante, répartie pour l’essentiel en
Amérique du Nord, dans certains pays d’Amérique du Sud et en Afrique du
Sud. Cette diaspora « blanche » serait confrontée à des défis
démographiques et des menaces civilisationnelles similaires à ceux
qu’affrontent aujourd’hui les Européens. S’il est manifeste que des
convergences se font jour des deux côtés de l’Atlantique entre
populations attachées à leurs racines européennes, s’il est éminemment
souhaitable que ces convergences aboutissent à des synergies fructueuses
pour défendre une identité bafouée par l’idéologie dominante, tant aux
États-Unis qu’en Europe, il convient néanmoins de rappeler que la
réalité des logiques géopolitiques propres à chaque continent est
susceptible de diminuer considérablement, à terme, la portée des
solidarités attendues. La plupart des nations « occidentales » situées
sur d’autres continents sont certes issues d’un mouvement de
colonisation ayant amené des populations originaires d’Europe à
s’installer durablement au-delà des mers pour exploiter des terres
jusqu’alors peu mises en valeur, selon un processus comparable à celui
qui conduisit sous l’Antiquité à la fondation de cités grecques sur le
pourtour méditerranéen ou à l’expansion territoriale de l’Empire romain.
Le plus souvent, la notion de « colonie » implique toutefois le
maintien d’un lien de subordination étroit avec le gouvernement du
territoire d’origine (communauté, cité, État), dans un rapport de
dépendance plus ou moins strict. Quant aux colonies de la Grèce
ancienne, en l’absence d’un véritable pouvoir central, elles n’en
appartenaient pas moins toutes à la même Koinè grecque, ce qui ne laisse
aucun doute sur leur maintien dans un même ensemble civilisationnel
cohérent. Or, les nations anglo-saxonnes fondées jadis par des colons
européens se sont depuis longtemps émancipées de la tutelle de leur
ancienne métropole, pour poursuivre légitimement la satisfaction des
intérêts propres de leurs pays.
Les États-Unis n’ont par ailleurs jamais cessé de revendiquer une
« destinée manifeste » qui s’enracine dès l’origine dans une profonde
rupture avec la tradition européenne, même si les élites américaines et
anglaises ont continué de tisser depuis deux siècles des liens
personnels et familiaux étroits. Cette rupture procède de l’idéologie
des « pères pèlerins », du vieux rêve messianique des sectes
fondamentalistes protestantes qui quittèrent l’Europe pour fonder la
« ville sur la colline », la « nouvelle Jérusalem » purifiée de la
corruption du « vieux monde », aristocratique et monarchique. En dépit
de références récurrentes à l’Antiquité grecque ou romaine, permettant
de revendiquer, de manière plus ou moins légitime, l’héritage de la
démocratie athénienne et celui de la mission « civilisatrice » de
l’Empire romain, la vision américaine du monde est surtout fondée sur
une grille de lecture biblique et vétéro-testamentaire simpliste,
dépouillée des subtilités de la théologie catholique.
Même si les nations européennes se sont finalement toutes rapprochées
des États-Unis depuis la fin de la guerre froide par le biais d’une
adhésion commune aux valeurs de la démocratie libérale (en dépit de
formes constitutionnelles parfois différentes), l’asymétrie des rapports
de dépendance, voire de domination, s’est réalisée au profit de
l’ancienne « colonie », au détriment de la « Vieille Europe ». Ainsi,
depuis les Trente Glorieuses, c’est bien le soft power des États-Unis, théorisé a posteriori par
Joseph Nye comme une solution opérationnelle destinée à anticiper une
éventuelle régression de l’influence américaine dans le monde, qui a été
mis en application pour consolider une domination culturelle,
idéologique, économique et militaire sans précédent sur l’ensemble du
territoire de l’Europe « occidentale ».
En d’autres termes, l’Amérique du Nord n’a jamais été pensée par ses
fondateurs comme une terre ayant vocation à demeurer une colonie
européenne, tandis que l’Europe se trouve en revanche aujourd’hui, sous
de nombreux aspects, bel et bien colonisée mentalement par les
États-Unis, qui utilisent sans ambages le concept d’Occident pour
désigner l’ensemble des nations vassales du leadership américain.
Pour saisir l’ampleur de cette influence, il suffit de parcourir la
synthèse récente de Jérôme Fourquet, qui montre l’imprégnation profonde
des références et des pratiques américaines dans la culture et les modes
de vie européens actuels, en l’occurrence en France.
La seconde erreur, d’ordre idéologique, commise par les tenants
européens du concept d’Occident apparaît bien plus grave encore que le
défaut de mise en perspective historique : elle consiste à faire
semblant de ne pas voir que la notion de « défense de l’Occident » est
en réalité devenue aujourd’hui, sous des formes multiples et parfois
subtiles, un avatar de l’universalisme. Cette position conduit en effet à
réduire la complexité et la diversité du monde à quelques archétypes
universels, à partir de critères simples et tangibles, comme la couleur
de peau ou la religion. Ainsi, chaque chrétien devient égal à un autre
chrétien, chaque musulman à un autre musulman, chaque Blanc à un autre
Blanc, chaque Noir à un autre Noir, sans aucune forme de nuance. Cette
conception du monde transparaît en partie dans la théorie du « choc des
civilisations », proposée par Samuel Huntington comme grille de lecture
des conflits et des enjeux contemporains. Malgré une approche initiale
intéressante, basée sur l’analyse des distinctions fondées sur la
religion, la langue, l’histoire et les modes de vie, cette théorie
aboutit à la définition de « civilisations » caractérisées de manière
caricaturale et peu objective. L’Occident est ainsi globalement assimilé
au monde blanc et chrétien (comprendre ici catholique ou protestant)
dans l’ouvrage de Huntington, mais n’intègre toutefois ni la Russie ni
les Balkans, sous prétexte qu’ils sont orthodoxes (en dépit des
affinités théologiques et liturgiques entre catholicisme et orthodoxie,
beaucoup plus substantielles que ne le sont les affinités entre
catholicisme et la plupart des formes de protestantisme).
Si l’approche de Huntington peut paraître biaisée en ce qu’elle
réduit en partie les peuples à des « civilisations » qui n’existent
guère dans les limites et les termes retenus, elle procède encore
néanmoins d’une démarche dont le mérite principal consiste à rétablir
une vision multipolaire du monde, fondée sur l’existence d’identités
culturelles distinctes et enracinées dans la longue durée. Au contraire, le mouvement woke et
ses prolongements « indigénistes » français poussent jusqu’à l’absurde
la démarche « essentialiste », sans plus se soucier d’aucune
méthodologie scientifique, en définissant la couleur de peau comme le
critère unique de compréhension des relations et des conflits entre
populations à toutes les échelles (le monde, le pays, la région, la
ville, le quartier, la rue, etc.). La lutte des races prend ainsi la
suite de la lutte des classes comme facteur explicatif exclusif de tout
phénomène social et historique.
Cette simplification dogmatique mène finalement au cœur de la cancel culture qui,
comme son nom l’indique, projette d’annuler le rôle de la matrice
culturelle dans la définition des identités au profit d’une appréciation
tantôt purement biologique, tantôt « déconstructionniste » et
individualiste de la nature humaine. Sous prétexte d’« inclusion », il
s’agit d’obliger chaque être humain à renoncer à ses racines – en
particulier si celles-ci sont européennes – pour se plier aux mêmes
injonctions « morales », valables en tout temps et sous tous les cieux.
Or, c’est justement la diversité des peuples et des cultures qui
conditionne la richesse et la beauté du monde. Face à toute forme
d’universalisme ou d’assimilation universalisante, seule se conçoit une
position différentialiste fondée sur la reconnaissance de la spécificité
de chaque culture, illustrée notamment par Johann Gottfried von Herder
ou Claude Lévi-Strauss.
Pour conclure, notre conception de l’Europe est fondamentalement
distincte, sur tous les points ou presque, de celle de l’Occident
libéral. Refusant toute simplification caricaturale, notre vision
s’appuie sur un système de relations essentiel pour comprendre en
substance l’identité des peuples : ainsi que le rappelle Henri
Levavasseur dans son essai intitulé L’identité, socle de la cité,
nous sommes les porteurs d’un double héritage biologique et culturel
qui se manifeste à travers une manière spécifique de voir le monde et de
se tenir dans le monde, et qui a vocation à s’épanouir de manière
souveraine et sous des formes sans cesse renouvelées sur l’espace
géographique européen dans lequel il est enraciné depuis des
millénaires. L’identité n’est pas un héritage figé, mais l’affirmation
d’un potentiel. L’ethnos est porteur d’un ethos spécifique.
Ce point de vue aboutit naturellement à une définition plus précise de
l’identité européenne que le recours à la notion d’Occident, car il ne
se limite pas à une catégorisation par la couleur de peau : si les
peuples européens sont tous les héritiers de lignées ethniques
leucodermes depuis des millénaires, tous les « Blancs » ne sont pas des
Européens, loin s’en faut (comme le confirment les avancées récentes des
études génétiques).
Autrement dit : l’Europe est partout où il y a un Européen. Mais un
Européen est un être de culture autant que de nature. Il n’est pas
seulement un « Blanc » : il se réalise dans un héritage ethnoculturel à
reconquérir à chaque génération et, tel Ulysse, ne saurait vivre sans
une forme de nostalgie active à l’égard de sa patrie originelle.
Les valeurs occidentales sont par ailleurs devenues avant tout
aujourd’hui celles qui présidèrent à la fondation des États-Unis,
héritières du fondamentalisme protestant et de l’individualisme libéral
combiné au capitalisme sans frein et à ce que le philosophe Martin
Heidegger nommait la « métaphysique de l’illimité ». L’Europe puise dans
un héritage nettement plus ancien et complexe, dont les origines
s’enracinent dans la longue mémoire de la tradition indo-européenne,
dont l’aube grecque de la pensée a constitué l’une des manifestations
les plus fulgurantes. Sans rejeter l’ensemble des apports de la
modernité, nous affirmons que la renaissance de l’Europe doit se fonder
sur la réminiscence et l’actualisation de cette « longue mémoire »
propre au Vieux Continent, et non sur la défense d’un Occident devenu le
simple véhicule du libéralisme à l’échelle planétaire. Cet Occident-là,
issu d’apories idéologiques d’origine européenne, constitue le symptôme
d’un mal dont l’Europe doit se défaire pour retourner à la source
pérenne de son génie. « Ce qui doit tomber, il ne faut pas le retenir ;
il faut encore le pousser », écrivait Friedrich Nietzsche, qui en
appelait par ailleurs, face au nihilisme ambiant, à un « recours aux
origines », et à la volonté de puissance de toute civilisation.
*
Au regard de l’histoire, nous partons également du principe que
l’Europe, en tant qu’ensemble de nations et de peuples appartenant au
même espace géographique et civilisationnel, est parfaitement capable de
déterminer ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, ce qui est bon pour
elle et ce qui ne l’est pas, qui sont ses amis, et qui sont ses
ennemis. Elle suit sa propre voie et ne souhaite en aucun cas voir son
indépendance aliénée, ni devenir l’appendice politique de quiconque.
Elle constitue une réalité géopolitique autonome. Sa vocation n’est pas
de se perdre en se fondant dans un « lien transatlantique » sans
fondement géopolitique – ni d’ailleurs dans l’espace eurasiatique – mais
de retrouver les voies de la puissance.
Or, un conflit sanglant vient à nouveau d’éclater sur le sol de
l’Europe. Cette « guerre civile » entre peuples slaves résulte en grande
partie d’une réaction russe pour contrer les velléités américaines
d’entrisme dans ce que Moscou perçoit comme sa zone d’influence
traditionnelle. Cette guerre ravage une vieille terre slave, sur le sol
de laquelle se forma au IXe siècle le premier État russe,
lorsque les Varègues venus de Suède arrachèrent Kiev aux Khazars.
Plusieurs siècles auparavant, les Goths, venus également des rives de la
Baltique, s’étaient déjà installés sur les rives du Boug et du Dniepr.
Tous étaient les lointains héritiers de ces cavaliers indo-européens qui
se répandirent dans la région il y a plus de cinq mille ans, apportant à
l’Europe leur langue, leur civilisation et leur vision du monde. Tirons
d’ores et déjà de ce conflit, quelle qu’en soit l’issue, la leçon qui
s’impose : l’Europe n’a pas vocation à se laisser déchirer une nouvelle
fois, comme au milieu du XXe siècle, entre deux camps qui la
regardent comme le champ clos où régler leurs querelles, comme l’espace
désarmé où assouvir leurs convoitises. Par ailleurs, il n’existe pour
l’Europe qu’une seule manière d’échapper au désastre, c’est de renouer
enfin avec son propre destin, hérité d’une histoire plurimillénaire, et
de maîtriser son espace géopolitique sans se soumettre à aucune
domination extérieure. Notre combat n’est évidemment pas fondé sur le
rejet des composantes ethniques européennes des populations américaines
ou russes, auxquelles nous unissent des liens civilisationnels, mais sur
l’affirmation du génie propre et des intérêts des peuples européens,
qui doivent poursuivre souverainement leur existence historique sur leur
terre.
L’Institut Iliade a été fondé pour contribuer au réveil de cette
conscience européenne. Il entend assumer sa mission en menant un double
combat : d’une part contre le déracinement et l’effacement de la mémoire
qui privent l’Europe de ses défenses immunitaires, à l’heure où des
flux migratoires sans précédent menacent la pérennité même de l’identité
européenne ; d’autre part contre le libéral-libertarisme
« occidental », qui provoque et entend amplifier ce déracinement en le
présentant comme une valeur de la modernité, au nom d’un prétendu « sens
de l’histoire ». Il nous semble totalement inutile de hiérarchiser ces
deux combats qui sont indissociables. Nous considérons en revanche que
la cause doit être clairement distinguée de ses effets, comme une
maladie de ses symptômes. Nous entendons donc continuer à nous attaquer
aux racines de cette pathologie civilisationnelle, tout en soutenant
toutes les initiatives vouées à réduire et contrer ses effets les plus
néfastes. C’est à l’émergence d’une nouvelle « révolution
conservatrice » à l’échelle européenne que nous appelons aujourd’hui,
pour que les peuples d’Europe renouent avec leur destin et bâtissent un
avenir conforme à leur vocation.
Pôle Études de l’Institut Iliade
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